18 mai 2006

14296e kilomètre

13e jour
3e aller-retour Canada-Laredo
Arkansas.

Les arbres sont enfin feuillus et la lumière me suit jusqu’à tard le soir. L’été a poussé le printemps si vite que je ne l’ai pas vu s’échapper. Aujourd’hui, j’affirme avec certitude qu’il est là. Les champs jaunes de canola sont si brillants et si vifs, qu’ils nous éblouissent de beauté dès qu’on en aperçoit. Ils sont la vedette aux abords des autoroutes, je ne peux que les admirer, ébahie par des carreaux de terre si iridescents. Au Texas le maïs est déjà haut et dans quelques semaines ses épis seront sur les marchés. L’été n’est peut-être pas encore tout à fait arrivé au Québec, mais je le vois bousculer très fort pour faire son entrée.

Hier, nous étions au Texas et à 21 h 30 min, le soleil était encore là nous accompagnant. La température n’est plus aussi radicalement différente entre le nord et le sud, de sorte que je peux à peu près garder les mêmes vêtements toute la journée, mon mateau est utile seulement quand il pleut et les chemises à manches courtes sont de mises partout où je vais.

Le paysage défile par les fenêtres, mais j’ai furieusement hâte qu’il s’arrête. Une succession de champs, de forêts, de villes, de villages, de jours, de nuits, formant une chaîne continue. Depuis 14 jours. Je brûle d’impatience d’arriver au bout de cette enfilade. Les journaux de Montréal et de La Presse du 3 mai gisent jaunissant sur une tablette, comme pour remémorer le jour où nous avons délaissé notre mode de vie normale pour se remettre en mode nomade. Les jours s’allongent et la route se prolonge en un interminable ruban gris sur lequel je navigue presque en léthargie. J’avale l’asphalte à un rythme quasi insupportable. La cabine me pèse, ses murs gris et capitonnés sont mornes, son plancher noir est terne. Le rangement laisse à désirer et la poussière entre de partout, me rappelant que j’ai échoué dans ma tentative de tenir l’habitacle impeccable comme une maison sentant le frais. J’ai toujours le même modèle de chemises bleues sur le dos, demain je serai à court de propres. Il est temps que l’on rentre.

Mon Richard est toujours là, partageant les mêmes expériences, le même habitacle. Une telle connivence est rare. Mais je m’ennuie de m’ennuyer de lui. Voilà plus de 6 mois que je ne lui ai pas parlé au téléphone, parce que jamais nous ne sommes séparés. J’ai envie que sa voix ne soit qu’un murmure dans mes songes et que dans l’attente, lentement le désir de le revoir monte. Comme de rentrer d’un long voyage et de courir dans les bras de la personne chérie et dire « Comme tu m’as manqué, j’ai tellement de choses à te raconter! Je ne veux plus jamais être séparé de toi ».

Nous rentrons de voyage. Là-bas au loin, Montréal est un mirage. Mais dans deux jours, je pourrai y étancher ma soif.

10 commentaires:

Anonyme a dit...

Bonjour Sandra,

J'aime beaucoup ce texte! Tu y décris ton voyage de façon telle, que nous humons facilement l'air enrobant les paysages que vous traversez.

De plus, il y a, tout au long de ce récit, une sensibilité qui ne peut que nous transporter... Les sentiments transpercent les mots et moi, j'aime beaucoup ce style.

Bonne fin de route,

André.

Un conseil, peut-être?

Au prochain truckstop, empresse-toi d'aller à la première cabine téléphonique qui t'ouvrira sa porte et appelle Richard, il appréciera sûrement!

A.T.

Anonyme a dit...

Émouvant.
Un texte à garder, pour l'album.

Anonyme a dit...

Encore un autre magnifique texte, Sandra! Comme tu nous en livres régulièrement... Nous n'avons aucune difficulté à ressentir ce que tu ressens, car tu l'exprimes tellement bien, avec des mots si bien choisis, avec des phrases si bien tournées... Et ton avant-dernier paragraphe a réussi à m'émouvoir jusqu'aux larmes (eh oui!), résultat de la situation totalement inverse que je vis, comme tu le sais... Depuis plus de sept mois que je ne lui ai pas parlé au téléphone. Ni autrement, d'ailleurs... Merci pour tous ces beaux écrits, Sandra!...

Anonyme a dit...

C'est un dur métier celui de chauffeur et il faut le faire pour le comprendre. Ca me plaîrait de rouler dans tels espaces.
Bonne route
Jean-François, Belgique.
jfdestree307@hotmail.com

camionneuse a dit...

Merci André, Richard a bien rit quand je lui ai proposé qu'on s'appelle...


Merci FdB, (te revoilà toi!)

Merci Jean! J'ai pensé un peu à toi en écrivant ce texte et à tous ceux qui ne pourront pas revoir les gens qu'ils ont chéris parce qu'ils sont disparus. Cela m'a permis de remettre les choses en perspective.

Anonyme a dit...

Sandra,

Je sais que je me répète, mais je me dois de te redire que j'ai beaucoup aimé ce texte...oui, beaucoup!

André.

Anonyme a dit...

Bonjour Sandra,

J'en suis à ma première visite sur ton blogue et je t'assure que ce ne sera pas la dernière !

Dis-moi, Richard a lu ce texte du 14296e kilomètre ?

Si oui, qu'elle a été sa réaction ?
S'est-il senti de trop dans la cabine ?

Un pur délice de te lire !

Bonne route !

Dany

Anonyme a dit...

Merci Sandra. Un beau texte.

camionneuse a dit...

Dany, le sentiment que j'exprimais était partagé. (je dirais même plus fort du côté de Richard!). C'est ça la vie en équipe. Mais en congé, on se sépare un peu pour reprendre le cours normal des choses.

Anonyme a dit...

Wow... c'est de la nostalgie à l'état pure pour moi! J'ai aussi sillonné ces routes à une époque de ma vie... que dire de plus ...wow!!!